Résidence d'écriture - Jour 3

[Journal de résidence - Jour 3 - Mercredi 19 février - Lycée Victor Hugo - Besançon - Doubs]

Le mercredi sonne un peu différemment des autres jours au lycée. On sent que la journée sera une matinée même dans un établissement qui compte 500 internes en plus des 900 demi-pensionnaires. Je commence à avoir des plaisirs récurrents, ma table préférée dans le CDI de Dolorès, le café réchauffé qui embaume la pièce « privée », les 30 élèves de seconde qui arrivent avec leur professeure de lettres Muriel pour deux heures de sprint poétique avec moi.

Après avoir exposé le contenu de leurs sacs en pile, en ligne ou en vrac, voici les objets qui ont dialogué :
Paire de boucles d’oreille - Pinceau
Musc - Brosse à dents de poche
Brume - Cuillère en bois
Carte d’identité - Règle
Parapluie - Paire de chaussettes
Taille-crayon mappemonde - Porte-clefs
Chouchou noir - Joint de fenêtre
Labello - Chewing-gum
Vaseline - Porte-cartes
Le Malade imaginaire - Air-pod
Carambar - Déodorant
Compas - Bonbon pour la gorge périmé
Nœud papillon - Livre

C'est mon dernier déjeuner méridien à la cantine avec Nora ma merveilleuse collègue, j’écris une interview de la veille au soir. Interviewer l’autre, c’est le solliciter, lui prendre son temps, j’essaie donc par mes questions que ce soit une rencontre. La rencontre c’est le fait qu’il ou elle porte son attention, sa conscience, son temps, sur sa manière de vivre avec tel ou tel objet qu’il transporte quotidiennement avec son corps. Écrire la parole de l’autre, c’est aussi pour moi en retranscrire la voix, j’essaie de faire entendre son débit, ses accents toniques, ses hésitations, ses silences, ses reprises ou précisions. Je me rends compte que mon travail de comédienne, donc d’interprète est précieux pour cela. J’essaie de rendre grâce aux personnes qui ont partagé leur temps et leurs paroles vagabondes avec moi, leurs confidences ou plutôt leurs confiances, en traduisant leurs propos dans ma langue écrite.

Soline (en 1ère, interne)

J’ai 3 porte-clefs de voiture.
Mon porte-clefs 1 est un bouddha. Je l’ai depuis la 6ème. Il vient du super U. Je l’avais acheté 2€. Il est en porcelaine bleu turquoise.
Ce qui est incroyable c’est que ma cousine Marie a également acheté le même, sans qu’on l’ait fait exprès. Avec Marie, on aime les bouddhas et on a nos bouddhas en commun. Avoir le même bouddha, c’est sentimental, c’est ne pas être cousine pour rien. Depuis le temps, mon bouddha est cassé, il ne lui reste que la tête, je me demande si celui de ma cousine Marie est toujours entier…
Mon porte-clefs 2 est un rond blanc avec un C et un cheval.
Il vient de Cadre noir à Saumur, c’est une école d’équitation nationale. Mon prof de cheval avait fait ses études là-bas, du coup toute la famille y est allée en vacances, c’était une surprise faite par mes parents. J'ai acheté le cheval dans la boutique de souvenirs. En fait j’en ai acheté deux, le blanc et le même en noir pour ma meilleure amie avec qui on a eu l’équitation en commun.
Je continue l’équitation mais moins parce que je dois bosser plus, je suis dyslexique et dyspraxique, les études sont difficiles pour moi.
Et un WE sur deux je travaille dans une coopérative de fromage à comté, comme ça je peux mettre de côté, de l’argent de côté.
Mais j’ai les chevaux autour de chez moi pendant les vacances car mon père est agriculteur.
Maintenant il y a le permis à 17 ans et comme j’avais fait la conduite accompagnée, j’ai déjà une voiture, une 206 orange, rouillée.
Mon porte-clefs 3 est un chat en bois, couleur bois.
Mon grand-père était parti à l’hôpital parce que son coeur ne battait plus qu’à 32 et peu avant j’avais eu mon permis alors ma grand-mère l’a acheté pour le fêter et me l’a offert dans la chambre de l’hôpital. Mais le soir même, sur le parking, mon chat en porte-clefs est tombé et j’ai perdu le corps.
Je le garde quand même parce qu’il est aussi sentimental.
Mes 3 porte-clefs sont sentimentaux. Tous rattachés à des personnes qui m’aiment et que j’aime. C’est important d’avoir beaucoup d’amour, ça protège, ça fait du bien.
C’est pas de simples porte-clefs.